Thématique de CHANTS D’OMBRE de Léopold Sédar Senghor
FORMULE INTRODUCTIVE.
Publié en 1945, une quinzaine d’années avant l’acquisition de l’indépendance dans la plupart des colonies africaines, ce recueil intitulé Chants d’ombre est l’une des oeuvres majeures écrites par un Sénégalais. Il glorifie le monde noir qui en est la première référence et y évoque pêle-mêle l’histoire du Sine, de celle des autres empires africains ou encore de l’Égypte pharaonique ; il y célèbre l’art, la sagesse africaine et y rend hommage à la femme noire.
Chants d’ombre est donc le recueil de la nostalgie, d’une tentative de conjurer l’exil parisien et de ressusciter l’Afrique précoloniale, « cette Afrique-là » qui semble avoir disparu à jamais.
Chants d’ombre est aussi une réponse idéologique et militante aux thèses pour légitimer la colonisation dont le maître-mot est la négation de l’existence de culture et de civilisation en Afrique.
Chants d’ombre est enfin la voix de l’Afrique et de la race noire qui développe des thèmes variés : le royaume d’enfance, la fidélité à la culture, l’exil, la femme, la race, la colonisation… que j’aborde dans cette publication.
1. LE « ROYAUME D’ENFANCE »
L’expression »royaume d’enfance » réunit plusieurs significations, à petite comme à grande échelle. Présent dans des poèmes comme »Joal », »Nuit de Sine », »Que m’accompagnent kôras et balafongs », etc., ce terme renvoie tantôt à la patrie du poète, à son enfance idyllique, tantôt à un contexte : celui de la société africaine d’avant la colonisation.
Les villages de Joal »l’ombreuse », de Djilor, de Fadiouth restituent, sous forme d’échantillons, ce cadre quasi paradisiaque qui abrite une société fortement enracinée dans ses valeurs, ses traditions et son histoire, c’est-à-dire une communauté non encore »corrompue » par ce que les Occidentaux appellent la seule »civilisation ».
2. LA CULTURE
Senghor a bâti sa doctrine autour du village africain, siège de la culture, pour mieux battre en brèches les thèses racistes de »table rase ». Chants d’ombre est un hymne de la fidélité à la culture originale à travers l’exhibition des manifestations rituelles (sacrifices, libations), l’oralité (griots, chants, devinettes…), le merveilleux (les êtres surnaturels) et les croyances ancestrales (réincarnation, communion avec les morts). D’ailleurs, les titres des poèmes du recueil ( »Nuit de Sine », »Joal », »Masque nègre », »Totem », »Prière aux masques »,… traduisent parfaitement le refus de l’assimilation et le souci de préservation des valeurs ancestrales.
3. LE MYSTÈRE
Dans ce livre, l’Afrique est représentée comme un univers où l’on vit dans la familiarité avec des ancêtres qui ne sont plus :
« Femme allume la lampe au beurre clair que cause autour les ancêtres comme les parents, les enfants au lit.
Écoutons la voix des Anciens d’Élissa. Comme nous exilés
Ils n’ont pas voulu mourir, que se perdit dans les sables
Le torrent séminal. (…)
Que je respire l’odeur de nos morts, que je recueille et redise leurs voix vivantes…»
( »Nuit de Sine »)
Convaincu que les « morts ne sont pas morts », le poète croit fondamentalement au principe de réincarnation, de la métempsycose :
« Je suis moi-même le grand-père de mon grand-père
J’étais son âme et son ascendance »
Dans cette Afrique là, les anciens initient les jeunes aux mystères de la nature :
« Tokô Waly (oncle de Senghor) tu écoutes l’inaudible
Et tu m’expliques les signes que disent les ancêtres dans la sérénité marine des constellations »
( »Que m’accompagnent kôras et balafongs »)
4. L’EXIL
Senghor quitte très tôt le nid douillet de la famille, le giron du royaume d’enfance en quelque sorte, pour séjourner seize ans en Europe où il se sent seul, très seul… Exilé dans la froide ambiance de la vie ooccidentale, le poète fait l’amère expérience de l’ennui :
« Quelle marche lasse le long des jours d’Europe où parfois
Apparaît un jazz orphelin qui sanglote sanglote sanglote »
Parfois, ce sentiment d’exil est traduit en terme d’enfermement, de souffrance et d’angoisse :
« Mes ailes battent et se blessent aux barreaux du ciel bas
Nul rayon ne traverse cette voûte sourde de mon ennui »
( »Ndessé ou blues »)
5. LA RACE
Senghor garde vivace dans sa mémoire le souvenir de l’oppression dont sa race a été victime, notamment l’épisode douloureux de l’esclavage :
« Les mains blanches qui flagellèrent les esclaves »
( »Neige sur Paris »)
À l’opposé des thèses racistes qui tentent de confiner le Noir dans le préjugé, le mépris et la vilénie, il présente sa race comme un peuple rédempteur de l’humanité. Il veut :
« Que nous (les Noirs) répondions présent à la renaissance du Monde
Ainsi le levain qui est nécessaire à la farine blanche »
(Prière aux masques »)
6. LA COLONISATION
Le poète sénégalais instruit le procès de la colonisation ; il dénonce énergiquement le pillage de l’Afrique, les brimades, la violence et les servitudes de la colonisation :
« Les mains blanches qui tirèrent des coups de fusils qui croulèrent les empires. (…)
Les mains blanches qui abattirent la forêt de rônier »
( »Neige sur Paris »)
7. L’HISTOIRE
Dans Chants d’ombre, Senghor entreprend un travail de réhabilitation des figures historiques africaines que les Occidentaux ont qualifiés de roitelets sanguinaires, à travers leur prestige, leur humanisme, leur élan de patriotisme. Loin d’être un tyran, le souverain est un stratège, le défenseur, le protecteur de son peuple :
« Tu n’es pas plante parasite sur l’abondance rameuse de ton peuple
Ils mentent ; tu n’es pas tyran, tu ne te nourris pas de graisse.
Tu es l’organe riche de réserve, les greniers qui craquent pour les jours d’épreuve (…)
Je ne dis pas le silo mais le chef qui organise la force forge
Le bras, mais la tête qui reçoit coups et boulets.
Et ton peuple s’honore en toi… »
( »Que m’accompagnent kôras et balafongs »)
8. LA FEMME
Dans Chants d’ombre, la femme a une dimension complexe. Son évocation est parfois liée au thème de l’amour ( »Masque nègre », »Femme noire »…). La peinture de la femme peut revêtir des accents pétrarquistes, compte tenu de sa dimension platonique. Dans »Masque nègre », la femme affiche un visage « que ne souillent ni fards ni rougeurs ni rides, ni traces de larmes ni de baisers ». Cependant, ce lyrisme poétique atteint parfois des proportions érotiques ; dans »Femme noire » par exemple, on peut lire :
« Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles dans la nuit de ta peau ».
Mais mieux vaut l’ajouter, cette femme fait aussi office de mère dans d’autres poèmes et, mieux encore, elle symbolise l’Afrique dans ce qu’elle a de paradisiaque mais une terre vierge, hélas, saccagée, violée, piétinée par les Blancs envahisseurs et si assoiffés et jamais rassasiés de chair fraîche.
CONCLUSION.
Pour tout dire, ce recueil sonne comme une sorte d’affirmation de l’identité nègre, un cri d’espoir et de révolte au nom d’une race et d’un peuple opprimé. Au vu et au su de tout ceci, même si l’engagement de Césaire est plus véhément, continuera-t-on de prétendre que Senghor n’est pas un écrivain engagé, si on sait faire abstraction de sa biographie ?
Issa Laye Diaw
Donneur universel