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L’EXIL D’ALBOURI (1967) de Cheik Aliou Ndao (Par Issa Laye DIAO)

INTRODUCTION.
À partir des années soixante, l’esprit contestataire des dramaturges s’intensifie, se radicalise, avec des pièces comme La mort de Chaka de Seydou Badian, La Tragédie du Roi Christophe d’Aimé Césaire, Monsieur Thôgô Gnini de Bernard Dadié, Trois Prétendants, un mari de Guillaume Oyono Mbia… Les héros surtout sont représentés avec une dose de réhabilitation foncièrement nationaliste. Si le théâtre d’aujourd’hui n’est pas orienté vers l’analyse des conflits de génération ou la dénonciation du colonialisme, il a un penchant pour la critique des mœurs politiques. Justement, c’est dans cette vaste tribune d’avocats défenseurs de la race noire victime de l’oppression d’ennemis de l’extérieur (les Blancs colonisateurs) comme ceux de l’intérieur (les Noirs d’avant et d’après l’indépendance) qu’il faut inscrire Cheik Aliou Ndao avec L’Exil d’Albouri qui figure en bonne place. Poète, romancier, nouvelliste et dramaturge né en 1933, cet auteur multidimensionnel y a condensé un discours orienté vers ces deux destinataires, dans le temps et dans l’espace, même si l’inspiration est historique. À travers le portrait surtout moral des personnages, un résumé détaillé de cette tragédie sur fond de tiraillements, on remarque que l’histoire reste étonnamment actuelle.

I. LE PORTRAIT DES PERSONNAGES.

1. Le roi et le prince.
A. Albouri.
Contrairement à la pensée occidentale d’antan qui, à des desseins colonialistes pour légitimer une théorie de la  »table rase », considérait nos rois comme des roitelets sanguinaires, loin d’être un tyran, généreux jusqu’au degré le plus raisonnable, Albouri est le défenseur, le souverain protecteur de son peuple. En fin stratège, ce  »Bourba » (roi au Djoloff) assure la gestion du pouvoir d’une main ferme pour le préserver, très responsable pour mériter son titre, même s’il lui arrive de traverser des moments de faiblesse éphémères quand il fait face à sa décision, quand il parle à la reine, puisqu’il est humain avant tout. À peu près comme Hugo qui, dans  »Ultima verba » (Les Châtiments, 1853) déclare : « je resterai proscrit, voulant rester debout », Albouri conçoit l’exil comme une insoumission, une sauvegarde de la liberté et de la dignité.

B. Laobé Penda.
C’est le prince et demi-frère du roi. Il est brave mais trop spontané. Sa fougue de jeunesse a tendance à l’emporter sur les meilleures décisions à prendre, au point de devenir l’opposant direct du roi qui lui a pourtant confié des missions importantes, en l’élevant qui plus est au grade de commandeur de toute une cavalerie de fantassins. Il a d’ailleurs rallié à sa cause la majorité des dignitaires pour conserver intact le trône, la seule chose qui l’intéresse.

2. Les courtisans.
A. Samba.
C’est le griot du royaume et le porte-parole au sens noble du terme, le bras droit du roi, sa bouche et son ombre, celui qui a le droit de s’entretenir avec lui à n’importe quel moment. Il est aussi celui qui, par le Verbe, sait parler au peuple, haranguer les guerriers, piquer leur orgueil au vif, communiquer avec les génies. En effet, malgré sa conversion à l’islam, il a gardé ses croyances animistes ancestrales. Il est le symbole de la tradition orale, de cette  »bibliothèque » dont parlait Amadou Hampaté Bâ, et qui prouve l’existence d’une civilisation africaine originale.

B. Beuk Nèk.
C’est le chambellan. Très proche du roi aussi, celui-ci est le personnage à qui l’auteur fait garder le titre plutôt que le patronyme. Porteur de messages, rassembleur public également, il est chargé d’accomplir à la lettre les volontés du roi. Il ne partage pas tellement les croyances ancestrales obscures de Samba.

3. Les femmes.
A. Mame Yaye Diop.
Il s’agit de la reine mère ou plus simplement la mère du roi Albouri. Elle veille sur son fils depuis son enfance, regrette la décision de l’exil qui lui ferait perdre tous ses sacrifices et jusqu’à son rang ; mais malgré sa vieillesse et sa santé fragile, elle suit son fils sur la route sinueuse et très risquée de l’exil.

B. Madjiguène Ndiaye.
Cette  »linguère » (princesse au Djoloff) est l’incarnation de l’amazone fidèle. Elle a préféré se dévouer entièrement au roi, frère de son époux, au détriment de toute autre considération qu’elle juge comme très secondaire, non prioritaire. Justement, en raison de cet acte d’allégeance, elle ne s’entend pas toujours avec la reine, l’épouse du roi.

C. Sêb Fall.
C’est l’épouse du roi. Plus jeune, elle est l’opposée de la  »linguère ». Presque tout au long de la pièce, elle reproche à Madjiguène son caractère mâle, à son mari surtout son absentéisme auprès d’elle, au royaume en général de lui avoir privé de son rang lié à sa lignée (fille de Damels) et à son titre (reine du Djoloff). Vers la fin de l’histoire, elle a toutefois décidé de prêter main forte à son époux, sans se départir pour autant de son caractère de femme mariée.

4. Les dignitaires ou  »diarafs ».
A. Diaraf de Varhôh.
Il est le dignitaire de la localité désignée. Il n’est pas prêt à accepter la décision d’exil sous risque de perdre sa notoriété.

B. Diaraf de Thingue.
Il a la responsabilité de la circonscription de Thingue. Lui non plus ne voudrait pas se lancer dans un exil aventureux et compromettant car il se verrait dépouillé de tous ses biens, de ses terres, de son titre.

C. Ardo.
Il assure la stabilité de l’ethnie peul à laquelle il appartient. Il est le principal fournisseur des troupes du royaume en matière de nourriture suffisante, en lait comme en viande.

D. Diaraf des esclaves.
Comme l’indique sa dénomination, il est de caste roturière. Jugeant la décision du roi plus raisonnable, il est le seul des dignitaires à ne pas faire acte d’allégeance au prince Laobé Penda, au péril de sa vie.

5. Les figurants.
A. Les gardes.
Ils n’apparaissent sur scène que pour se soumettre à la volonté du roi, comme par exemple lorsque le roi leur avait intimé l’ordre de mettre le prince aux arrêts, ou pour lui servir de gardes rapprochées, sur le chemin de l’exil.

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B. Les sentinelles.
Elles sont constituées de messagers téméraires, de guerriers entièrement voués à l’obéissance du souverain, en tout temps et en tout lieu.

C. Le peuple.
Il ne s’agit pas d’un personnage mais d’une assemblée unie comme un seul homme dont le  »oui » ou le  »non » ne dépend que de la volonté d’un roi juste, clairvoyant, protecteur en toute circonstance.

II. LE RÉSUMÉ DE LA PIÈCE.

TABLEAU 1 (À la place publique).
Samba s’adonne à ses incantations habituelles ; interpellant le soleil avec qui il entre en intense communion, il exalte les pouvoirs du Verbe. À bien l’écouter, il a l’air d’un poète qui entreprend les louanges de son aura. Mais ce dithyrambe ne sera que de courte durée puisque c’est Beuk Nèk qui, entrant en scène pour déposer deux trônes, l’interrompt, l’interroge sur ses croyances animistes et le sermonne sur le devoir qui lui est dévolu de rassembler le peuple puisque bourba en a donné l’ordre. Tel que le poète incompris (à l’instar de l’albatros avec les marins dont parle Baudelaire dans Les Fleurs du Mal ou bien même de Chatterton dans son entretien avec Mr Beckford imaginé par Vigny dans une pièce théâtrale éponyme), Samba plaint l’homme et ceux qui méconnaissent ou sous-estiment son art, avant de se décider à appeler le peuple grâce à son tam-tam. Celui-ci se forme bien vite et chacun court aux nouvelles. L’apparition du roi Albouri et du prince Laobé Penda, suivie de l’élévation par l’un du rang de l’autre (désormais  »beur diack »), est ponctuée de louanges qui fusent de toute part. Mais ces festivités sont vite émoussées par un coup de théâtre : un espion commissionné revient annoncer la mort de Lat Dior et surtout l’invasion progressive des hommes  »couleur de terre cuite » (les Blancs envahisseurs) aidés par des  »spahis » (soldats noirs sous leurs ordres) armés de  »machines qui crachent le feu », c’est-à-dire de fusils et de canons. Spontanément, le prince recommande de prendre les armes mais le roi impose de la retenue et invite ses  »diarafs » à la réflexion.

TABLEAU 2 (À la cour du roi, réunion du conseil).
Les dignitaires réfléchissent à la meilleure option qui s’impose. Ils semblent procéder par élimination : celle de Samba Yaya Fall qui a préféré le suicide au déshonneur est la moins préconisée même si elle est symbolique ; celle de faire alliance comme Tanor Dieng en a tenté l’expérience avec le gouverneur Prosper Dodds n’est pas à exclure, même si ce dernier est très versatile ; mais c’est surtout celle d’une attaque par surprise comme à Naodourou qui est la plus téméraire et la plus validée par les dignitaires. Toutefois,ces propositions sont balayées d’un revers de main par Albouri qui les juge inefficaces. Il s’entretient par la suite avec le prince Laobé Penda à qui il propose l’exil. Ce dernier se cambre ; une vive altercation, une atmosphère électrique, s’installe : « jetons-nous devant l’ennemi », peste-t-il. « Nos ennemis ont des machines que nous n’avons pas », rétorque le roi Albouri craignant un génocide. Ce dernier explique à son demi-frère sa proposition avant de la rendre publique : se rendre à l’Est, au Niger, à Ségou plus précisément, pour arrondir les rangs de l’armée d’Ahmadou Cheikhou, fils d’Omar, et riposter en plus grand nombre. Quand le prince qualifie cette décision de s’exiler comme une fuite du havre de paix, un abandon des vestiges du passé, un déshonneur pour la terre ancestrale léguée, le roi, lui, explique que « mourir sur les champs de bataille n’est pas la seule forme de bravoure ». Encore plus opiniâtre, le prince sort sans démordre. Justement, sa sortie fracassante coïncide avec l’entrée en scène de deux femmes : Mame Yaye et Linguère Madjiguène. La reine mère demande ce qui peut bien justifier la raison de toute cette agitation du prince croisé en chemin, ou encore la présence des  »diarafs » convoqués à Yang Yang. Albouri leur parle du choix imminent de l’exil. Ni les supplications, ni les prédictions des génies, ni toute autre proposition n’amadouent le roi. Il a d’ailleurs chargé la  »linguère » d’en informer Sêb Fall. Celle-ci manifeste de l’arrogance, un esprit rebelle à toute compromission face à ses envies de femme qu’elle tient à rester : « je suis femme avant d’être reine », rétorque-t-elle lorsque, n’ayant même pas l’opportunité de l’aviser de l’exil, Madjiguène lui demande : « est-ce le langage d’une reine ? » Cet entretien finit donc en queue de poisson ; c’est un peu comme la relation (ici plus conflictuelle) qui existe entre Antigone (Sêb Fall) et Ismène (Madjiguène), du moins dans la façon d’appréhender la vie.

TABLEAU 3 (À la cour du roi, deuxième et dernière réunion du conseil).
L’avis des dignitaires du royaume est unanime : le combat ! En outre, dès que le roi Albouri, après avoir battu en brèche toutes les propositions, prononce le mot  »exil » comme ultime recours, c’est la consternation. En réalité, ils sont tous d’accord avec la notion d’honneur à préserver puisque « quand on a l’honneur sauf, on a tout avec soi », mais ce sont les voies et moyens proposés par le roi qui ne sont pas appréciés par tous les dignitaires : « le Djoloff ne peut survivre dans l’indignité ». Fou de rage, le prince fait savoir que, en raison de son nouveau statut de commandeur de la cavalerie de Varhôh, il a convoqué des hommes armés pour encercler le  »tata », forteresse imprenable, et empêcher l’exil. Très surpris et fâché, le roi s’apprête à le mettre aux arrêts mais revient à de meilleurs sentiments lorsque Samba use du pouvoir de son verbe fédérateur pour calmer les ardeurs opposées. Dans une longue tirade, Albouri justifie que, sans le peuple, le trône ne signifie pas grand-chose. Puisque, durant ces altercations, seul le  »diaraf » des esclaves a approuvé la sage décision du roi, ce dernier le somme de surveiller les faits et gestes du prince et de prendre en filature les dignitaires.

TABLEAU 4 (Conseil des dignitaires tenu en secret).
Se disant que ce conseil est moins un complot ourdi que les préparatifs d’un assaut, les dignitaires rendent un dernier acte d’allégeance plus solennel au prince mais avec des raisons diverses dont le dénominateur commun est le domaine plus que le royaume, le pouvoir plus que le peuple. Surpris en train d’espionner, le  »diaraf » des esclaves est arrêté et conduit manu militari devant les dignitaires qui méprisent cet acte jugé ignoble et le font fusiller. Désormais, entre un roi et le Djoloff, entre l’assaut à Côki et l’exil d’Albouri, le choix ne se pose plus : la route vers Côki est toute tracée.

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TABLEAU 5 (À la cour, chez la reine mère).
C’est toujours le même ton dans la houleuse discussion entre Linguère Madjiguène et Sêb Fall. Cette dernière ne comprend pas pourquoi le roi, son mari, a cette fâcheuse manie de lui parler par personne interposée. Pire encore, la nouvelle de l’exil qu’elle apprend de la bouche de la reine mère la fait déchanter. Elle réalise la perte de son rang, de sa réputation et rappelle : « je me suis mariée à un roi [si Albouri reste]. Pas à un sujet [si Albouri s’exile] ». Noyée dans un halo de souvenirs mélancoliques pleins de promesses jadis, dans une tirade qui sonne comme une longue litote, la reine mère se lamente aussi en repassant le film de ses efforts devenus vains.

TABLEAU 6 (À la cour, chez le roi).
C’est un tête-à-tête empreint de fermeté et de compassion, de lyrisme et de raison, entre sentiment amoureux et sentiment patriotique, qui s’établit entre un roi et son sujet ou, et de plus en plus, entre un mari et son épouse. Afin d’épargner la jeune femme des dangers et d’autres difficultés sur cette longue route vers l’exil, de surcroît, dans le comble de l’incertitude, Albouri annonça à Sêb qu’il la reverrait auprès de ses parents du Cayor et qu’ensuite il la ferait escorter jusqu’auprès de lui. Pressentant que çe serait peut-être la dernière fois qu’elle aura cette occasion d’être aussi près d’Albouri, la femme se rapproche de son homme, lui tient la main, voudrait lui manifester tout son amour, son envie d’avoir ne serait-ce qu’un enfant, une fille, de préférence… Soudain, derrière le vestibule, Samba annonce discrètement sa présence. Le couple se reprend, Sêb sort et entre Samba. Ce dernier annonce au roi le pacte signé par Laobé Penda et le gouverneur de Saint-Louis. L’exil devenu de plus en plus imminent, le roi convoque Beuk Nèk et lui donne des instructions sur la stratégie de retraite : terre brûlée, voyage nocturne, points de chute, de Yang Yang à Ségou. Samba procède à des incantations pour conjurer le mauvais sort et pour ragaillardir davantage le roi afin de lui faire posséder l’une après l’autre, les vertus antinomiques du vent, de la pluie et du feu.

TABLEAU 7 (À la place publique de Yang Yang).
Le peuple est rassemblé pour être informé du périple. Sa détermination et celle du roi sont au beau fixe. Pour preuve, le souverain fait égorger vif un sujet dissident, si opposé à la décision du roi qu’il voulait polluer les esprits de certains.

TABLEAU 8 (Sur le chemin de l’exil).
Des guerriers, sous la houlette de Beuk Nèk investi du pouvoir de tendre une embuscade, tardent à rentrer au camp près du fleuve qui entrera bientôt en crue au point de risquer de ralentir, voire d’empêcher la progression du peuple vers Ségou. Comble de tout, la santé de la reine mère est si fragile que le roi est inquiet à plus d’un titre… Nouveau coup de théâtre ! La reine Sêb Fall fait partie du convoi rejoint en cachette. Au lieu d’en vouloir à Samba, le facilitateur de cette manigance, le roi est à la fois fier et heureux de ce revirement. Il annonce la nouvelle à la reine mère et à Madjiguène : « ce voyage sera une bonne école pour Sêb ». Revenue à de bien meilleurs sentiments, cette dernière avoue : « j’ai perdu mon arrogance pour faciliter la tâche à Albouri ». Quand Beuk Nèk arrive enfin, il fait l’état des lieux sans tarder : le guet-apens tendu à Yang Yang a fonctionné ; malgré quelques pertes en vies humaines, ils ont su retarder ou, mieux encore, décourager toute intention d’être poursuivis par les  »spahis » et la troupe armée formée par Laobé Penda et les dignitaires qui comptent leurs morts et soignent leurs blessés.

TABLEAU 9 (Sur le chemin de l’exil).
Sans aucunement utiliser la langue de bois, le roi représente aux yeux du peuple toutes les incertitudes du voyage, ses dangers, ses difficultés à venir et va jusqu’à encourager ceux qui voudraient encore rebrousser chemin, surtout que Yang Yang n’était encore qu’à quelques encablures. Mais cette harangue fait former un bloc encore plus uni à la décision du roi, comme l’est le feu de la chaleur. La procession est en marche. Autant Samba était le premier à parler dans un prologue, autant il clôt l’histoire, dans l’épilogue, par le même ton incantatoire, non sans oublier de procéder à une prolepse pour parler de ce qui se passera : attaque à Nioro, capture de Bouna le fils d’Albouri, mort du roi transpercé d’une flèche à Dosso, peuple dispersé… grâce à la magie prémonitoire et immortelle du verbe.

III. PORTÉE ET ACTUALITÉ DE LA PIÈCE.
Qui avait dit que la Négritude est démodée, pour la simple et bonne raison que la mission coloniale est révolue ? Bien au contraire, l’immense production artistique de ses écrivains fleurit toujours comme le justifie L’Exil d’Albouri, cette pièce théâtrale de haute facture et étonnamment moderne, ayant remporté le premier prix au festival Pan Africain d’Alger en 1969.

1. Un discours anticolonialiste.
À l’époque, pour davantage légitimer la mission coloniale qualifiée alors de pacificatrice et de civilisatrice, le monde occidental avait réduit le peuple africain à une  »table rase ». Face à cette théorie, la réalité est toute autre !
Un peuple dépourvu de paix ? Non ! Dans Batouala déjà, René Maran faisait dire à son héros les paroles suivantes : « nous vivions heureux, jadis, avant la venue des  »boundjous » » (déformation de la prononciation de « bons dieux », les Blancs en l’occurrence). C’est donc à cause de l’invasion des colons que nous en sommes à ce stade de précarité. Justement, dans l’oeuvre de Ndao, cette invasion des Blancs a correspondu au nœud, moment de tension, à la fin du premier tableau, et pas à l’exposition, cette période de tranquillité, tout à fait au début.
Un peuple dépourvu d’histoire ? Non ! Nous n’avions certes pas de documents écrits mais de « documents » oraux nous n’en manquons pas. Comme cette couverture rose (couleur de cet organe qu’est la langue) de la première édition de Soundjata ou l’épopée mandingue de Djibril Tamsir Niane, l’Afrique détient une des plus pertinentes natures de documents palpables puisque physique, humains : les griots. À l’image de Samba qui se glorifie d’être maître presdigitateur du verbe, ou encore Djéli Mamadou Kouyaté, lui qui se targue d’être fils de Bintou Kouyaté et de Djéli Kédian Kouyaté, ces griots en sont les garants, se les transmettent de père en fils et les dispensent aux nouvelles générations, de bouche à oreille. Autant un griot est à mesure de galvaniser le peuple, autant il est instruit du pouvoir du verbe pour calmer les ardeurs.
Un peuple dépourvu de civilisation ? Non ! L’Afrique possédait en son sein une société fortement hiérarchisée où, accomplissant convenablement la tâche qui lui est dévolue, chaque membre se retrouve en parfaite harmonie dans ses rapports de voisinage. Dans Chants d’ombre déjà, Senghor semble s’adonner à cette entreprise de réhabilitation de la civilisation nègre. Dans L’Exil d’Albouri, force est de reconnaître cet état de fait, vu la représentation qu’en donne Cheik Aliou Ndao à travers la responsabilité assignée à chaque membre du royaume : les personnages de sang royal, les dignitaires, les courtisans, les guerriers, le peuple en un mot. De plus, le roi soumet très souvent son opinion personnelle à la réflexion des dignitaires, au libre arbitre du peuple, autant que dans Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau par exemple.

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2. Un discours politique et moral.
Cheik Aliou Ndao et nous tous savons que l’ennemi de l’Afrique n’est pas exclusivement extérieur. Des guerres intestines interminables défraient la chronique quotidiennement et sont très défavorables à la cause du monde noir. Il est grand temps de fédérer les esprits belliqueux, de taire cette opposition fratricide qui ne dit pas son nom. Exactement comme le roi Albouri et le prince Laobé Penda, la corrélation est monstrueusement frappante si nous faisons le lien avec nos dirigeants africains et si nous n’y prenons garde. Voulant rester littéraire, je ne citerai pas de noms car comprendra qui pourra.
Par conséquent, le discours moral à tirer de cette œuvre se trouve surtout et aussi bien à travers les paroles de Samba qui essaye de réconcilier les deux frères que dans les actes comme lorsque, au lieu d’arrêter le prince, le roi le gracie en raison de son titre, d’une conscience nationale, pour démontrer – dans un élan de générosité toute cornélienne – que l’ennemi n’est pas toujours celui à qui nous faisons face. Même l’intention de s’allier à un autre roi justifie ce rêve que nous caressons depuis si longtemps et que nous appelons aujourd’hui  »unité africaine ». Le dramaturge ne nous étonne pas s’il affirme : « mon but est d’aider à la création de mythes qui galvanisent le peuple et portent en avant ». Par ailleurs, ces velléités ont des origines tapies dans l’ombre, davantage et exclusivement liées au pouvoir qu’au peuple. Il suffit d’écouter les dignitaires parler pour distinguer plus nettement que, pour eux en tout cas, seuls les titres, les intérêts, les privilèges, deviennent l’enjeu principal à préserver vaille que vaille. En réalité, le patriotisme n’est pour certains qu’une façade afin de mieux légitimer un égoïsme latent. Le texte du dramaturge est donc, à l’image de ces romans dits du désenchantement, classés dans la catégorie des œuvres parues après les indépendances africaines, à partir des années soixante, même si l’histoire est ici liée à l’entreprise coloniale. Le transfert, la correspondance, c’est possible, si on sait mettre des noms sur les visages, des étiquettes sur les postes de responsabilité.
Enfin, si Cheik Aliou Ndao a préféré le théâtre aux autres genres littéraires, c’est probablement pour deux raisons : premièrement, nous risquons de vivre une pareille tragédie car le terme emprunté n’est pas si fort, une vision savamment mise en scène, si cela persiste. Deuxièmement, ce genre littéraire offre mieux l’expression conjuguée d’un discours oral et moral ; ce style dramatique est plus en conformité avec nos réalités sociales et son discours est plus aisément soumis à l’entendement de la génération présente et à venir. Pour tout dire, cet ouvrage en est un au sens propre du terme.

CONCLUSION
En définitive, le portrait des personnages et le résumé de cette pièce théâtrale doivent inciter à lire cet ouvrage pour bénéficier de toute sa teneur que je n’ai fait qu’esquisser. En d’autres termes, loin de faire ici l’apologie de L’Exil d’Albouri, je veux dire que nous avons besoin de ces œuvres impérissables qui savent nous révéler notre identité, dans le discours anticolonialiste, pour mieux nous faire voir où l’on va, dans le discours politique et moral, si c’est à l’envers ou au bon endroit. Des pièces qui n’ont rien à envier à celles des autres horizons, des pièces dont l’actualité étonnera toujours et servira de repères en tout temps, des pièces enfin qui critiquent moins le monde occidental que le peuple africain à cause de ses errements, Cheik Aliou Ndao sait vraiment en produire. Je reste persuadé qu’une nouvelle lecture faite cinquante ans plus tard (c’est-à-dire en 2068 !) y trouvera encore à redire. À lire absolument !

Issa Laye DIAW
Donneur universel

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