Monsieur Tounkara,
L’urgence et le choc charriés par votre article paru hier nous excusent le peu d’égard que nous ferons ici aux règles épistolaires. Mais, voyez-vous, ceci est bel et bien une lettre à vous adressée. Le Style est l’époux d’une femme nommée Pensée, et il excuse toujours à cette dernière ses libertés, entendu qu’elle soit juste. Nous allons tâcher de rendre « très juste » notre pensée, et apporter une contention dépassionnée, courtoise et plus que jamais nécessaire à votre article.
« Il faut supprimer les bourses des étudiants. »
Telle est donc la sentence draconienne dite par la Cour de vos réflexions. Mais de quoi est-il question au juste ? Il est question, selon vous, de cibler les principaux goulots qui étranglent l’Université sénégalaise et de les désagréger. Et, pour ce faire, vous n’avez trouvé rien de mieux que le cible idéal, le cible de toujours, le cendrillon-supporte-tout : l’étudiant.
Présentez armes ! Feu ! Et vous avez tiré vos canons de chairs verts, ainsi que la crudité indigeste de vos avis sur la peau meurtrie de l’étudiant destiné à toujours perdre.
Ah, comme ça vous voulez que l’on supprime les bourses ! Supprimez d’abord quelques grossières lignes dans votre article.
L’article, parlons-en. S’il y a une denrée incontournable là-dedans, c’est bien la contradiction. Vous vous contredisez, M. Tounkara, souventefois. Or, la règle de non-contradiction étant le b-a.ba de toute science scripturale, nous ne pouvons décemment prendre au sérieux une pensée qui se dissout dans ses propres antinomies. Mais allons-y au fond voir.
Les bourses de 36000 FCFA et 18000 FCFA (que vous trouvez dérisoires, et vous avez raison) précarisent l’étudiant, dites-vous. A la place, vous préconisez « (…) un système de crédit : un prêt de 3 millions FCFA est accordé à chaque étudiant par année (…). A la fin de ses études, l’étudiant a un délai de dix ans pour rembourser. » Mais, il y a un insidieux aspect qui a dû échapper à votre bonne vigilance que j’aimerai éclater. Votre panacée-là, ce sésame, cette solution miracle, porte en elle les germes d’une précarisation encore plus pernicieuse à l’endroit de l’étudiant, et là nous précisons ; « l’étudiant sénégalais ».
Pour un étudiant qui poursuit ses études jusqu’en Master 2, l’octroi de 3 millions par ans cumulera, à sa sortie de l’université, à 15 millions FCFA à rembourser. Pensez-vous que cet étudiant aurait l’esprit assez tranquille pour poursuivre dans la sérénité ses études tout en sachant que quelque part, dehors, il est l’obligataire d’un si gros montant ? Vous l’astreindrez, par cette vision réductrice, à la création et à la poursuite d’activités parallèles et pas forcément connexes aux études qui peuvent l’induire à des risques de redoublement, voire, au pire des cas, de renvoi. Rien qu’à l’idée d’avoir au-dessus de sa tête ce crédit, comme l’épée de Damoclès, vous ne soupçonnez même pas le tracas et l’’affolement qui peuvent assiéger l’étudiant. Ne minimisez pas la force de la pression.
De part en part, surgissent les contradictions. Vous affirmez que « l’Etat n’a pas les moyens de payer les bourses ». Rappelons que la bourse entière pour une année (12 mois) s’élève à 432.000 FCFA, ajoutée au trousseau annuel (35000 FCFA), elle atteint 467.000 FCFA. Aujourd’hui, nous voyons mal l’Etat, que vous dites incapable d’assurer davantage 36000 par mois pour chaque étudiant, se prévaloir du garanti de 200.000 FCFA tous les mois. C’est paradoxal. La loi mathématique veut que « qui peut le plus, puisse le moins », pas le contraire. Ne me dites pas que les entreprises le feront, que des accords privés seront signés ; leur compétitivité reste à confirmer. Du reste, rien qu’en 2012, le patronat sénégalais a fait état de 376 entreprises ayant mis la clé sous le verrou. Trouver des financements sous cet abord, ce sera sans compter sur la prégnance des PME dans l’économie de notre pays. Pas d’affolement, nous direz-vous, il y a toujours la banque mondiale. Nous vous répondrons alors que cela est déjà en cours avec notamment le Contrat de Performance. C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’en 2013 le CNAES (Conseil Nationale sur l’Avenir de l’Enseignement Supérieur), avec à sa tête le penseur Souleymane Bachir Diagne, a diagnostiqué de fond en comble les problèmes de l’université sénégalaise, mais comme vous vous en doutez, il n’a été nulle part retenu l’aberration qui est de supprimer les bourses pour instaurer ce système de crédit. N’était-ce donc pas pertinent ? Si. Mais pas dans le contexte socio-économique sénégalais.
M. Tounkara, vous ne nous conviez pas, comme vous le pensez, à un changement de paradigme. Vous ne faites que transmuer celui qui existe déjà. Aussi, qu’on se le tienne pour dit une bonne fois pour toutes, M. Tounkara, aucun étudiant recevant 3 millions par an ne restera au Sénégal à faire le mariolle et le-petit-pauvre-riche du coin. Nos amis peuls, les économes, épargneront leurs bourses, et n’attendrons que l’année suivante pour prendre l’avion. Or, n’est-ce pas là un autre effet négatif auquel vous n’avez pas pensé, plus connu sous le nom de fuite des cerveaux ? Vous voyez, un train peut en cacher un autre.
En outre, vous vous insurgez contre l’inadaptation de nos universités à nos réalités, mais, de façon tacite, vous ne jugez pas pour autant que nos réalités sont tout autant en déphasage avec le système américain que vous adoubez implicitement. En effet, vous fustigez le « système universitaire hérité de la colonisation française », nous applaudissons, et vous vous rebiquez pour nous proposer, en tant que « système performant par excellence », les substantiels et vitaux crédits. Cette « solution universelle » ne peut nous aller comme un gant. Pour que gant importé nous aille, il nous faudra d’abord devenir des Michael Jackson du bled, porter un gant pimpant avec strass et paillettes, et danser en poussant des cris expressifs aux timbres efféminés. De la façon que nous nous sentirons ridicule de mettre un tel gant quand on n’est guère un artiste, de cette même façon nous devons nous trouver incommodé de la cohorte de ces systèmes archétypiques, miraculeux, venus du grand Occident, construits de toutes pièces, et prêtes à s’appliquer partout et à tout moment, sans aucun prérequis culturel, économique et social du pays de destination. Le Sénégal n’est pas les Etats-Unis d’Amérique, M. Tounkara. La commercialisation de l’économie du savoir, telle que théorisée par Clark Kerr, président de l’université de Californie vers les années 1960, ne peut être la même politique universitaire imposée à l’étudiant de l’UGB issu du village désertique de Sarsarra au fin fond de la région de Kédougou.
Par ailleurs, supprimer les bourses, nous vous le disons en dépouillant nos propos de tout pathos, M. Tounkara, c’est alimenter les craintes jusque-là récurrentes de voir se profiler une université à deux vitesses : d’une part l’université du fils de « baadola » qui crapahute et va cahin-cahanant, et d’autre part l’université de l’enfant chéri du ministre, du député ou même du chef d’entreprise. Ce qui à terme au lieu de réduire ce grand écart risque de le consolider fort malheureusement. Vous prônez tout bonnement un abandon de masse de l’université par les étudiants, faute de pouvoir survivre. D’ici, nous vous entendons rouspéter : « mais vous oubliez les 3 millions ? Ça servira à améliorer votre cadre vie. » Vous savez pertinemment, M. Tounkara que l’Etat ne fera pas ça. Vous-même l’avez dit : « l’Etat n’a pas les moyens ». M. Tounkara, savez-vous à quel point grande sera la souffrance des étudiants si jamais les bourses venaient à être supprimées ? Nous ne nous adressons pas à votre émotivité, loin s’en faut, mais bien à votre analyse objective. Ecoutez :
Dans le préambule au Contrat de Performance (CDP) en 2012, l’UCAD précise : « Le Sénégal a l’ambition de faire partie du lot des pays émergents à l’horizon 2015-2020. Grâce à une politique cohérente et volontariste de développement des ressources humaines, il vise la promotion de son potentiel humain par le développement des savoirs. » Aujourd’hui, M. Tounkara plus que jamais, l’urgence de l’Etat du Sénégal est de consolider ses ressources humaines, non de les jeter en pâture aux crocs langoureux du chômage et du désœuvrement, et de les traîner comme un boulet de canon au pied. Pensez-vous que la suppression des bourses serve de quelque façon que ce soit cet objectif ?
Le Sénégal consacre déjà 3,17% de son PIB au secteur de l’éducation, dont 23% à l’enseignement supérieur. C’est devenu d’ailleurs une lapalissade de préciser que 40% du budget national est alloué à l’éducation, avec chaque centime destiné d’avance à un secteur précis. Vous le savez bien, encore faut-il vous le rappeler, la transversalité n’est pas admise dans l’exercice d’un budget. Pourquoi vouloir supprimer le service pour lequel un bien est destiné, et faire miroiter aux étudiants 3 millions FCFA à crédit qui ne les arrangeront ni dans la réalité ni même en rêve ?
Nous vous interpellons sans ambages, M. Tounkara. En quoi la maigre bourse des étudiants nuit-elle à l’adaptation des formations au monde réel, quand on sait que l’appropriation locale du schéma européen du Processus de Bologne a obligé les universités africaines à intégrer la réforme LMD, ainsi que sa horde de déconfitures ? Dites aux tenants de notre enseignement qu’une vision du futur voudrait que l’on crée des écoles de métiers et des masters professionnels diversifiés pour éviter que les milliers de nouveaux bacheliers qui rallient chaque année les amphithéâtres ne viennent ajouter leur mal-emploi à la panerée des 49% de chômage actuel. Vous parlez de tout sauf de l’essentiel. Vous auriez pu être plus incisif en faisant état des curricula, de la diplomation, des passerelles entre anciens et nouveaux parchemins estampillés LMD, du « clientélisme politique de circonstance dans le syndicalisme de l’enseignement», de la gabegie… Parlez-en. Davantage.
Nous vous interpellons fermement, M. Tounkara. En quoi la maigre bourse des étudiants estelle une entrave à la motivation des professeurs ? Que peuvent les 45 milliards FCFA que se partagent difficultueusement 100.000 étudiants devant la passivité, devant l’air languide et grognon et antipathique d’un professeur qui ne se suffit pas de ses mensualités à coups de millions FCFA et d’indemnités salées ? Dites-leur, monsieur, à l’instar de François Guizot, que « le mépris du travail, l’orgueil de l’oisiveté sont des signes certains, soit que la société est sous l’emprise de la force brutale soit qu’elle marche à la décadence ».
Nous vous interpellons une bonne fois pour toutes, M. Tounkara. En quoi la maigre bourse des étudiants, peut-elle inférer leurs performances de sorte que l’on doive la supprimer ? Qu’y a-t-il de plus rapide à faire échouer un étudiant que de mauvaises -conditions de vie sociale ?
Parallèlement, M. Tounkara, et nous finirons par cela, la lecture de votre article nous effraie à bien des égards, par sa portée symbolique. Le symbole de l’étudiant-punching-ball. L’étudiant sénégalais est aujourd’hui dépositaire de tous les malencontreux maux dont souffre tout le système universitaire. Vous avez commis la faute d’être simpliste et superficiel. Ça ne pardonne pas. Nous avons su que votre analyse allais être biaisée, dès l’instant que, dans votre article, vous avez cité à comparaitre la bourse universitaire. Prenez garde à ce que cela ne soit perçu comme une politique de l’autruche et un acharnement véniel, improductif, suffocant et vil sur l’étudiant-bouc-émissaire. Ce qui, à terme, n’aura d’autre effet que l’aggravation des problèmes actuels et la perte de vue des véritables défis de l’enseignement supérieur.
Il faut supprimer les bourses universitaires, dites-vous M. Tounkara ?
Réclamer cela revient à commettre la même mégarde que les vietnamiens qui avaient pris le parti d’écrire leur langue en caractères latins. Ce qui a abouti à une bizarrerie exotique, et passablement prononçable dit « quôc-ngu ». Ne rendez pas notre université bizarre, monsieur, ni ne la tirez vers le bas. Vous la voulez absconse, indébrouillable, ésotérique, nous vous appelons à la lumière. Celle du savoir-raison-garder.
Ne condamnez pas votre brillant esprit à être un quarantain composé de quarante fois cent fils qui s’enchevêtrent. Puissiez-vous, dans cette tumultueuse bourrasque, parmi les ménopauses intellectuelles en gésine, les boutades de l’esprit, les illuminismes intellectuels, et l’érection de l’opinion de soi en repère absolue, puissiez-vous, M. Tounkara, émerger, et vous tenir au piédestal où votre pertinence a élevé votre nom, et dire aux Sénégalais, comme un prophète dit à son peuple la Bonne Nouvelle, et non comme une orfraie constipée :
« Que nul ne touche aux bourses de nos chers étudiants ! »
Faites-le monsieur, voulez-vous…
…Pour le bien de ce Sénégal que vous dites tant aimer.
Source : UGB NEWS