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Lettre aux bacheliers

Vous venez d’obtenir le diplôme du Baccalauréat. Vous avez donc réussi à l’examen le plus stressant dans le cursus scolaire et universitaire. Félicitations ! Sachez, cependant, que le Baccalauréat boucle une étape de votre vie en ouvrant par la même occasion une deuxième qui va être suivie de deux autres. Ces étapes, je les appelle simplement des âges. Je distingue donc quatre âges qui vont respectivement de 0 à 20 ans, 20 à 30, 30 à 60 et de 60 à la mort.Durant le premier âge, c’est la responsabilité des parents qui est engagée. En effet, par la grâce de Dieu, ils vous ont mis au monde. Ils vous donnent ainsi une mère, un père, une famille et vous choisissent un toit, une école, une nationalité, une religion. La seule chose qu’ils attendent de vous, c’est de leur obéir. Cette obéissance se traduit par le comportement à la maison, à l’école et dans le quartier et la société. A la maison, on vous demande simplement de contribuer à la stabilité familiale. A l’école, on vous demande de recevoir les enseignements dispensés et de vous les approprier, tandis que dans le quartier ou la société en général, c’est le respect des personnes et des biens que vos parents attendent de vous. Tout enfant qui obéit à ses parents joue son rôle et projette par cela même la meilleure image de lui. Par ailleurs, il est prêt moralement, intellectuellement, psy­cho­­logiquement pour entrer dans le deuxième âge qui va de 20 à 30 ans.Le deuxième âge commence par l’entrée dans les études supérieures à l’université ou les grandes écoles. Pour cela, le conseil que je vous donne, chers bacheliers, c’est d’être ambitieux. C’est l’ambition qui détermine le courage et ces deux dispositions de l’esprit se traduisent par une «folie lucide». Il faut simplement accepter d’être «fou» pendant les cinq années que dure un Bac +5 (Master ou équivalent). Je ne sous-estime nullement le Bac+3 (Licence ou équivalent) ; je réfléchis simplement en tant qu’agent du secteur public, en référence à la théorie bureaucratique de Max Weber que je résume en ces mots : «Le plus ancien, dans le grade le plus élevé ; sauf pour une fonction politique.» Je considère que la position de cadre intermédiaire ou moyen que confère ce diplôme est ingrate. En effet, un cadre intermédiaire peut être plus étoffé intellectuellement et professionnellement que son supérieur qui ne l’est que par son grade conféré par son Bac+5. Par ailleurs, il ne faut pas avoir les yeux rivés sur le Bac+8 (Doctorat), car non seulement il semble lointain, mais aussi il est fait pour intégrer «l’asile» : l’université ou le laboratoire de recherche. Comprenez là que c’est en toute amitié que je traite de «fou» les enseignants et les chercheurs.Chers bacheliers, après cinq années de «folie lucide», vous êtes titulaires d’un diplôme qui a du contenu ; un diplôme qui sanctionne de manière effective des connaissances acquises et assises. Aujourd’hui, il est malheureux de constater que dans le public comme dans le privé, on peut obtenir facilement un Master. Mon expérience des universités publiques comme des établissements privés m’autorise à l’affirmer. Je précise d’ailleurs que ce n’est pas un jugement téméraire de ma part, car cela fait presque trois décennies que je sillonne universités publiques et grandes écoles.Beaucoup de diplômes délivrés sont des diplômes au rabais. Dans le public, le recrutement d’enseignant n’est pas toujours fait sur des bases objectives ; dans le privé, c’est la rentabilité financière qui constitue le mobile déterminant (c’est dommage). Je pense qu’il est temps que l’on renforce les compétences de l’agence chargée de veiller à la qualité de l’enseignement supérieur. La formation pédagogique des enseignants du supérieur ne doit pas être facultative, mais obligatoire. Les enseignants eux-mêmes doivent faire preuve d’humilité et de modestie. L’humilité est dans le rapport à l’autre, tandis que la modestie est en soi, car comme la définit Léopold Sédar Senghor, «c’est la conscience de ses limites supérieures et inférieures». Le vrai intellectuel, c’est celui qui comme Socrate commence par confesser ses limites inférieures. Pour avoir fait une incursion au ministère chargé de la Recherche scientifique comme conseiller, puis comme directeur, je puis assurer qu’il n’y a pas plus naïf qu’un universitaire pur et dur. Les intellectuels complets, ce sont les cadres des ministères ; ils sont tout simplement bien formés. Ils ont la théorie et sont dans la pratique. J’ai quelque fois l’impression de retrouver le personnage du «mythe de la caverne» de Platon, à travers l’enseignant pur et dur, «fort en thème».Chers bacheliers, je vous invite à vous approprier cette réflexion de Gaston Bachelard : «Toute connaissance est une réponse à un question.» Le commentaire que j’en fais est qu’avec des connaissances, on ne meurt pas de faim, pourvu que ces connaissances soient acquises et assises. Asseoir ses connaissances, c’est les placer dans une perspective épistémologique, s’interroger sur leur finalité comme réponse aux questions existentielles que se pose l’humanité (l’autre et les autres). Pour mieux appréhender cette finalité, il faut partir de l’origine logique ou simplement des contingences de tous ordres dans lesquelles les éléments constitutifs de la discipline (domaine du savoir) ont été regroupés et érigés en discipline scientifique qui se définit par son triple champ théorique, conceptuel et définitionnel, mais également par ses propres méthodes d’investigation, de quantification et d’évaluation. Après cette phase, on s’intéresse à l’évolution de la discipline à travers les questions suivantes : «Qu’est-ce qui a marqué ma discipline ?» et «Qui est-ce qui a marqué ma discipline ?» On s’intéresse aux faits et à ceux qui sont à la base de ces faits et qui font autorité. Ce n’est qu’au bout de cette démarche que l’on peut s’inscrire dans : l’interdisciplinarité, la pluridisciplinarité et la transdisciplinarité ; c’est-à-dire le triptyque dont doit tenir compte obligatoirement toute démarche scientifique sérieuse. C’est aussi par cela que l’on peut se prévaloir d’être ce à quoi nous invite le «père» du management participatif, Peter Drucker : un «T man». Il invite non seulement à la spécialisation, mais également à l’ouverture sur, à, aux autres spécialistes. Mais quel est le rôle de l’école supérieure dans tout cela ? Ce que l’on demande à l’enseignant, ce dernier fut-il docteur (doctus), ce n’est pas de tout dire à l’étudiant parce qu’il saurait tout, mais tout juste d’organiser la quête du savoir. Il doit montrer les mécanismes par lesquels on explore le champ des connaissances, ceux par lesquels on organise ces éléments de connaissances explorés et les mécanismes par lesquels on restitue ces éléments explorés et organisés, par la parole (pensée) et le comportement (action).Au Sénégal, on apprend beaucoup, mais on apprend peu à apprendre, surtout dans le supérieur. Le vrai apprentissage c’est celui dans lequel on s’autonomise, celui par lequel on devient apte à développer : le vocabulaire, l’entendement, la culture générale et la maîtrise de la langue d’enseignement. L’appre­nant doit : écouter, lire, parler et écrire. L’enseignant, quant à lui, doit emprunter la trilogie suivante : définir l’objet de son exposé en justifiant l’intérêt, en développer les implications thématiques et l’illustrer. Chers bacheliers, nous sommes là encore dans un jeu de rôles. Le rôle de l’enseignant, c’est de dispenser son enseignement en toute générosité ; le vôtre, c’est d’acquérir et d’asseoir cet enseignement.Mais cela suppose des conditions de vie et de travail favorables à l’activité de l’un et de l’autre. C’est là un a priori qui interpelle d’abord l’Etat. En effet, c’est aux pouvoirs publics qu’il incombe de mettre ces acteurs à l’abri des préoccupations bassement matérielles. A ce sujet, j’ai salué, à l’époque, la décision de l’Etat sénégalais d’octroyer une bourse d’études ou une aide à chaque étudiant (c’est très faisable) ; cependant, ce que je reproche à l’Etat, c’est de ne pas avoir défini les critères de conservation de cette bourse ou aide (passer en classe supérieure ne suffit pas). Un effort a été également fait en direction des personnels des universités (Pats et Per) même si là également l’Etat n’est pas très regardant sur la gouvernance de ces universités par rapport aux activités fondamentales qu’elles mènent : enseignement, recherche et administration. Il convient de se poser les questions suivantes : L’activité pédagogique est-elle bien menée ? L’activité scientifique répond-elle à la demande sociale de recherche ? Les ressources hu­maines, matérielles et financières sont-elles optimisées ? A ces questions, je répondrai que nos universités sont malades pédagogiquement, scientifiquement et surtout administrativement (cancer administratif et financier). Une université doit être un cadre aéré de vie intellectuelle.Très chers bacheliers, après le Bac+5 obtenu de haute lutte, vous entrez dans la vie professionnelle par le recrutement ou en vous installant à votre propre compte. Vous passez ainsi de la théorie à la pratique, conformément au principe dialectique qui veut que la théorie fonde la pratique et que la pratique éclaire la théorie. Après deux à quatre années de «folie lucide de jeunesse», vous aspirez à la stabilité familiale et sociale par l’entrée dans le troisième âge qui va de 30 à 60 ans. Cette stabilité s’acquiert par la vie de couple, le mariage. A ce sujet, chers bacheliers devenus travailleurs, selon qu’on est une fille ou un garçon, on ne choisit pas seulement un époux ou une épouse ; on choisit également le futur père ou la future mère de ses enfants. Mais en se fondant sur quoi ? En se fondant sur quatre valeurs ou traits de caractère pour l’un ou pour l’autre. Les deux premiers traits de caractère sont communs à l’époux et à l’épouse : l’honnêteté et l’intelligence. Pour l’homme de manière spécifique, il est requis en plus, le courage et l’ambition ; tandis que pour la fem­me, la douceur et la discrétion.Ces valeurs constituent aussi des dispositions dans lesquelles il faut se trouver pour recevoir la grâce de Dieu, mettre au monde des enfants et fonder une famille. La famille constitue la première forme d’organisation ou de système. Elle regroupe trois acteurs qui concourent par des interactions à l’atteinte d’un objectif commun : la stabilité familiale. Je préfère cette expression à celle de «bonne famille», car la seconde renvoie souvent, non aux valeurs morales, mais aux biens matériels. Si ces biens sont volés par la famille, en quoi serait-elle bonne, cette famille ? La famille comme toute organisation repose sur la communication, des interactions, des jeux de rôle. Ce que l’on demande à l’enfant, c’est d’obéir ; aux parents, de subvenir aux besoins matériels et moraux des enfants et aux conjoints, de se compléter par une ouverture de chacun sur et à l’autre. Si chacun joue bien son rôle, il projette la meilleure image de lui et la famille est stable et équilibrée. Elle devient un cadre aéré de vie morale et spirituelle. La famille est le premier lieu de formation à l’humanité ou à l’humanisation. On n’y développe pas que la dimension anthropomorphique qui fait de nous un «nitt», mais aussi et surtout les dimensions morales et spirituelles qui nous amènent à être ce que chante Youssou Ndour, «nitté». La famille est le premier lieu où l’on développe les cinq dimensions de la personnalité : morale (une éthique de l’équité), physique (les cinq sens), intellectuelle (la capacité d’interroger), sociale (l’ouverture sur et à l’autre), psychologique (l’équilibre entre le corps et l’esprit). Chers bacheliers devenus parents et conjoints, vous voyez bien que le troisième âge (30 à 60 ans) détermine le premier (0 à 20 ans) et est déterminé à son tour par le deuxième (20 à 30 ans) qui devient par cela même l’âge ou la période la plus déterminante pour vous. Le troisième âge détermine également le quatrième qui va de 60 ans à la mort.J’ai choisi 60 ans, car c’est l’âge ordinaire pour la retraite, mais je ne perds pas de vue que c’est 65 ans pour certains agents de l’Etat et aucun pour ceux qui ne dépendent de personne. J’ai choisi également cette âge-limite parce que j’estime qu’il y a un âge pour être enfant, un autre pour être étudiant et un pour être travailleur. Mais il n’y a pas d’âge-limite pour être parent, grand-parent ou conjoint. Il faut se donner le temps de jouir de ces statuts, physiquement, moralement et intellectuellement. Il faut tout simplement se donner un quatrième âge. Lorsqu’à la retraite on n’a pas de toit propre, lorsque par ailleurs ses enfants en âge d’être étudiants ou travailleurs sont désœuvrés, c’est là la porte ouverte à la déchéance morale et intellectuelle.Très chers bacheliers, ces conseils sont le fruit de mon expérience ou de mon vécu en tant que : fils, étudiant, travailleur, époux, parent et membre du corps social et politique qui est dans le quatrième âge. Cette expérience porte à la fois sur ce qu’il faut être ou faire et le contraire de cela.Je vous invite, enfin, à méditer cette réflexion de Sénèque : «Il n’est point de vent favorable pour qui ne sait pas où il va.»Bon vent, chers…enfants, bacheliers ! Que Dieu illumine vos pas [email protected]
Source: https://www.lequotidien.sn/lettre-aux-bacheliers/

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