Par Sylvain Landry Birane FAYE,
Professeur Titulaire des Universités
Socio-anthropologue de la Santé
Département de Sociologie, FLSH, Université Cheikh Anta DIOP
Depuis que les premiers cas de Covid-19 ont été détectés au Sénégal, c’est à travers le ministère de la Santé et de l’action sociale, le Service national de l’Éducation et de l’Information pour la Santé et le Centre des Opérations d’Urgence que s’est organisée la stratégie de communication institutionnelle dans le pays.
Ces institutions ont fait passer leurs messages à la population à travers des communiqués et points de presse quotidiens. Naturellement, les médias classiques (télé, radio, presse écrite) ont également fait de cette maladie leur sujet de prédilection.
Dans le même temps, les réseaux sociaux, les sites d’information en ligne et les lieux publics sont devenus des relais de ce qu’il est d’usage d’appeler des rumeurs et des « fake news », ou encore de l’« infodémie ».
Comment appréhender les rumeurs ?
Les rumeurs à propos du COVID-19, qualifiées de trompeuses, dangereuses, ou d’infox ont principalement porté sur la maladie elle-même (son existence, son origine, les catégories à risque ou non etc.) sur le complot qui en serait à l’origine, sur les meilleurs moyens de s’en protéger ou de la traiter, sur l’opportunité ou non de prendre les innovations thérapeutiques (vaccins, médicaments). Leur importance a poussé plusieurs spécialistes à parler d’une épidémie de l’information (infodémie). Pour limiter leur propagation, la stratégie des autorités sanitaires a été de mener une veille médiatique afin de les capter et de leur opposer des messages biomédicaux. La menace de poursuite judiciaire a été aussi brandie à l’égard des auteurs et certains (communicateurs traditionnels, marabouts, voyants, artistes etc.) ont été effectivement mis en cause, puis élargis après audition. Cependant, de telles mesures n’ont pas stoppé leur diffusion, surtout sur les réseaux sociaux.
On peut s’accorder sur le fait que ces dernières ont beaucoup gêné la lutte contre l’épidémie. Pourtant, une lecture plus fine permet d’observer que ces rumeurs traduisent le déni ou la peur de l’inconnu, pas nécessairement une volonté de désinformer. Des attitudes similaires ont été notées du temps de l’épidémie de peste en Europe où les réactions de peur ont retardé son acceptation par les populations.
La propagation de ces « infox » reflète aussi les interrogations de la population face à une nouvelle pathologie sur laquelle elle a été initialement peu ou mal informée. Une certaine presse a également fait la part belle aux théories accusant les Blancs et stigmatisant les émigrés en les accusant d’avoir introduit le virus au Sénégal.
Certaines des rumeurs se sont également développées sur fond d’interprétations religieuses. La vitalité de ce type de discours peut être comprise comme une manière ordinaire, pour les Sénégalais, de décoder, rationaliser et rendre intelligible la maladie.
L’idée que la force de la foi protégera le croyant du virus s’est largement répandue parmi les Sénégalais et s’est retrouvée, à bien des égards, dans les attitudes adoptées par l’État. Le ministre de l’Intérieur s’est ainsi rendu au Magal Porokhane (un rassemblement religieux annuel). Le président de la République a envoyé un ancien premier ministre assister à la prière du vendredi à Touba pour solliciter les prières des autorités religieuses.
Finalement, on peut considérer que ce que relaient les médias sociaux et les espaces conversationnels au Sénégal, ce sont des préoccupations, des sentiments de crainte et de peur et non seulement des informations déformées ou fausses. Ces dites rumeurs illustratives de l’anxiété populaire, consistent bien plus en des représentations sociales dont il faut bien comprendre le sens, le contexte, et la portée, afin de pouvoir leur apporter une réponse adaptée.
La question s’impose : quelle attitude les autorités publiques doivent-elles adopter face au dynamisme de ces diverses réactions à la pandémie ?
Une communication de crise focalisée sur la peur n’est pas efficace
En dehors des recommandations biomédicales (gestes barrières), les messages véhiculés par les autorités sanitaires et relayés par la presse ont contribué à entretenir la peur et la stigmatisation : « Le COVID tue ! », « La pente dangereuse », « Menace de flambée », « Restez chez vous ».
De tels modes de traitement de l’information sont anxiogènes et suscitent des comportements jugés irrationnels (comme l’a montré le cas du patient fugitif de la Caserne Samba Diéry Diallo qui a contaminé sa femme). C’est une chose d’appeler des populations entières à rester chez elles ; c’en est une autre de les amener à comprendre pourquoi ces mesures extrêmes sont essentielles et s’assurer ainsi qu’elles seront bien respectées.
Par ailleurs, si le ministère de la Santé a voulu donner des gages de transparence à travers ses communiqués de presse, le format employé a également renforcé l’angoisse : le fait de relater quotidiennement le nombre de cas a conduit la population à s’attendre tous les soirs à l’hécatombe, conformément à la chronique d’une catastrophe annoncée sans cesse relayée par la presse et les réseaux sociaux.
Mieux, la « communication unilatérale » caractérisant cet exercice a aussi contribué à développer ces rumeurs, en ne donnant pas aux médias la possibilité à poser des questions. Comme le souligne Fred Eboko, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et spécialiste des politiques publiques de santé en Afrique, il est nécessaire d’éviter de faire peur si l’on veut que le message soit bien assimilé par les populations.
Une autre difficulté de la communication est la faible harmonisation des messages (biomédicaux et autres) diffusés par la pluralité des intervenants: Répondant au vœu du ministre de la santé, plusieurs lutteurs, artistes, chanteurs ont enregistré des messages vocaux ou des chansons. Toutefois, en dehors du rappel des comportements préventifs, les messages ont particulièrement rappelé la nécessité de « rester chez soi », dans un format (divertissement) dont l’effet éducateur n’est pas toujours attesté. De plus, les nombreux débats télévisés contradictoires brouillent le message. Une publication récente de The Lancet a montré qu’un trop-plein d’informations, en particulier discordantes, représentait une source de stress en période d’épidémie.
Un graffiti représentant un homme éternuant dans son coude, à titre préventif contre le Covid-19, le 21 mars 2020 réalisé par les artistes sénégalais de RBS CREW. Seyllou/AFP
Pour éviter une telle situation, il convient de renforcer l’harmonisation de la communication avec tous les partenaires de la lutte – les acteurs publics, la plate-forme des ONG, les différents groupes de presse… – et, aussi, d’élaborer des supports utilisables par tous. Au Sénégal, il faut s’inspirer des leçons apprises d’Ebola et, surtout, mieux préparer les communautés par une communication utilisant des référentiels de base sur le terrain avec des messages contextualisés, harmonisés et spécifiés, évitant les errances communicationnelles.
Il convient également de procéder à une évaluation continue des effets des messages diffusés et de prendre des mesures permettant de les améliorer. Enfin, la focalisation sur les gestes barrières, aux risques liés à la propagation du virus et au respect du confinement ne doit pas faire oublier que le retour des personnes guéries dans leurs communautés doit être accompagné par une communication proactive pour prévenir leur stigmatisation et les conséquences psychosociales qui s’ensuivent. Le dispositif d’accompagnement psycho-social doit s’atteler à leur éviter de développer des cycles d’épisodes dépressives et/ou des syndromes post-traumatiques ; à renouer adéquatement avec les liens des systèmes sociaux auxquels ils appartiennent. Il ne faut pas aussi sous-estimer l’expérience des soignants et des volontaires des équipes d’intervention exposées à la maladie, la fatigue, au désarroi face à des cas désespérés, à la détresse émotionnelle, afin d’identifier rapidement les formes adéquates d’accompagnement.
La communication par le bas, adaptée et contextualisée, est essentielle
Au niveau des districts sanitaires, les acteurs communautaires mènent une campagne nationale de sensibilisation et de communication. Au-delà de ces activités de masse, la communication a surtout été menée par le biais des visites à domicile.
Comme le montre notre étude, le travail avec les communautés, dans les espaces publics, est celui qui donne le plus de résultats en matière de communication.
Si Touba, zone ayant fait l’objet de demandes pressantes d’isolement de la part de Sénégalais inquiets et angoissés, est restée pendant plus d’une semaine sans nouveau cas, c’est le fruit d’un travail collaboratif et d’une approche de proximité. Les acteurs sanitaires de la ville, appuyés par diverses organisations communautaires et les guides religieux, ont encouragé l’adoption des bonnes pratiques d’hygiène, la limitation des déplacements et le respect du couvre-feu. Les plaidoyers en direction des religieux, les visites à domicile, les appuis apportés aux maisons mises en quarantaine pour améliorer leur résilience ont favorisé l’engagement des communautés et l’adoption des comportements souhaités. Cette même approche doit permettre de gérer la résurgence de l’épidémie, avec les nouveaux cas notés récemment.
Quelle communication sur les risques ?
Les leçons apprises des épidémies précédentes montrent qu’il est nécessaire de communiquer de façon à amener les populations à identifier les risques, à évaluer et comprendre leurs vulnérabilités. C’est ce qui peut les inciter à adopter les bons comportements et à s’approprier les mesures de lutte.
Aussi, les pouvoirs publics ne peuvent pas espérer que les Sénégalais s’engageraient pleinement dans la lutte et changeront significativement de comportements s’ils ne sont pas en mesure de répondre à leurs besoins et de garantir l’accès aux services sociaux de base. Si le taux d’accès global à l’eau est 98,8 % avec 90,3 % de branchements domiciliaires, cela ne doit pas cacher l’irrégularité du service et les pénuries fréquentes à Dakar par exemple.
Dans ces conditions, comment demander à une femme de Yeumbeul (banlieue dakaroise) de rester chez elle après 20 h alors que le robinet ne l’alimente en eau qu’à partir de 23 h ? En plus des informations biomédicales sur le Covid-19, il faut sans doute aussi rassurer la population sur ces problèmes qui la préoccupent au premier chef pour favoriser l’appropriation des messages de lutte en période de confinement.
La communication doit également insister sur des valeurs (contrat social, altruisme) permettant de renforcer des réseaux de solidarité. Les liens qui unissent les individus sont des éléments nécessaires pour gérer la peur et le stress (Paul Stoller, Ties that band : the social contract in pandemic times, Mars 2020). C’est en se pliant à ces impératifs que la communication sur la pandémie remplira son objectif.